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Il était une fois un conte qui errait tout seul en ville. Le destin l’avait jeté là, dans la rue, loin des foyers chaleureux où de tendres parents racontaient de douces histoires de leur progéniture.
Son histoire à lui, il ne s’en rappelait plus, tant ce temps-là était loin pour lui…
Dans la rue, il croisait parfois d’autres livres oubliés, tel Dico, un vieux dictionnaire de 1936, inusité car soi-disant dépassé. Il trouvait également Le passe-temps, un journal de quelques jours, dont les nouvelles plus très fraîches, l’avaient rapidement condamné à la rue. Les voici justement qui bavardaient :
- « Je croyais bien que j’allais reprendre du service, grâce à un collectionneur de bons mots, pour qui mon année de sortie était gage de qualité… » dit Dico.
- « Tu veux sans doute parler d’un antiquaire, une de ces personnes dont le magasin est encombré d’objets anciens… » précisa Le passe-temps.
- « Oui, cela même… J’avais repéré une belle bibliothèque sur laquelle j’aurais pu siéger, malheureusement, il paraît que ma reliure n’était pas assez belle… Comme si c’était ma jaquette, l’important ! » râla le vieux dictionnaire.
Le conte sans nom les salua :
- « B’jour les liv’s ! Ça va t’y ? » lança-t-il, gaiement.
- « Mouais, ça va… » répondit grognon, le dictionnaire, « mais combien de fois faudra-t-il que je te répète que l’on ne dit pas « ça va t’y ? », mais « ça va ? ». Ce n’est pas français, formulé ainsi… »
- « D’accord, d’accord… » acquiesça le conte, « t’es de mauvais poil, on dirait… ? »
Le journal s’ouvrit et s’adressa en cachette au conte.
- « T’inquiète pas, vieux ! ça va lui passer… C’est juste qu’il s’est essuyé une grosse déception, avec un antiquaire qui ne le trouvait pas assez vieux… » chuchota-t-il, discrètement.
Dico bougonnait toujours. Cette fois, c’était à cause de cette humidité qui lui gondolait ses pages.
- « Vite, Passe-temps ! De l’air pour sécher mes feuilles… » ordonna Dico avec autorité.
Aussitôt, le journal se plia, façon éventail, et s’agita contre les pages nombreuses de Dico, histoire de les sécher avec son air. Bientôt, celles-ci retrouvèrent leur aspect d’origine. Dico en vérifia quelques-unes.
Côté « OR », ça allait bien : « orthographe était parfaitement lisible, ainsi que sa définition. Une autre page, celle des « AL ». Oui, « alphabet » était bien écrit, et pas une lettre ne manquait à l’énumération qui suivait… Tiens, « CO », conte.
- « Hey, conte ! J’ai trouvé ta définition… Veux-tu que je te la lise ? » s’amusa Dico, en continuant, « alors : « histoire destinée aux enfants, et aux plus grands, qui fait rêver… » »
Dico s’interrompit. Pas possible… Ce conte-là en face de lui, tout défraîchi, la page tombante et l’air miséreux, ne pouvait pas avoir fait rêver… Puis, il reprit sa lecture : - « qui invite à imaginer… »
Hum-hum… Une imagination triste, noire alors, car ce conte-là n’avait rien d’avenant.
- « pleine de magie et de poésie. »
Dico s’arrêta. De la magie ? Mais non… Aucune étoile ne brillait sur lui ! Quant à la poésie… Poussiéreuse alors… Car franchement, ce conte-là, avachi ainsi dans la rue, n’évoquait pas vraiment ni vers, ni rimes, ni muse, ni métaphore… Dico eut alors un doute.
- « Mes définitions ne mentent jamais… relève-toi, Sans nom, que je vérifie si tu es bien un conte... ! »
- « Voyons Dico, tu exagères, c’est notre ami, nous le connaissons… Bien sûr que c’est un conte. ! » protesta Le passe-temps.
- « Dans ce cas, qu’il me montre sa première page. Ses premiers mots doivent être : « Il était une fois »… »
Le conte eut un soubresaut. S’ouvrir ? Ah non alors ! Cela faisait des années qu’il ne s’était prêté à cet exercice… Il ne pouvait plus.
- « Ouvre-toi, que diable ! » gronda Dico, décidément très en colère ce jour-là.
Passe-temps essaya de s’interposer, mais face au poids des mots conséquent de Dico, ses frêles feuilles ne purent résister…
- « Allez, Sans nom, ouvre-toi, qu’on en finisse ! Tu avais raison, il est de mauvaise humeur… Exécute-toi, peut-être qu’après, il sera rasséréné… »
Le conte sans nom jeta un regard éperdu autour de lui. Dico le fixait, d’un air déterminé.
- « Très bien, très bien… Je m’ouvre. Alors page 1, c’est le début, on est d’accord ? Voilà, voilà, ça vient… Houps, comme c’est sale ! Je suis désolé, je ne savais plus que c’était collé, ici ! Ho hisse ! Ça y est ! Ça se décolle… Ouf, voilà ! »
Le conte était enfin ouvert, à sa première page. Dico s’approcha pour lire. - Passe-temps, l’éventail ! Epoussète-moi tout ça, que j’y voie clair… »
Quelques instants plus tard, la page 1 était redevenue toute blanche, après toutes ces années de fermeture. Dico commença à réciter :
- « Il était une fois, dans un monde merveilleux, trois livres dans la rue qui firent une rencontre… »
A cet instant précis, un enfant arriva, accompagné de ses parents.
- « Papa, maman, regardez ce que j’ai trouvé ! Un conte pour les enfants ! Chouette… Et là, un gros dictionnaire, super ! Et aussi, un vieux journal… Génial ! Papa, maman, je peux les ramener à la maison ? »
Ce fut le début de nouvelles aventures pour le conte, qui retrouva son nom, le dictionnaire et le journal. Ceux-ci ne furent plus jamais dans la rue. Ils trouvèrent un foyer confortable, bien au chaud, chez le petit garçon, qui allait devenir plus tard, un très grand antiquaire…
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