« Du liebes Kind, komm geh’ mit mir ! / Gar schöne Spiele spiel ich mit dir » (Cher enfant, viens donc avec moi ! / Je jouerai à de très beaux jeux avec toi) Goethe, Erlkönig , le Roi des Aulnes.
C’est une invitation au jeu que je vous lance. Jouer, c’est vivre une vie qui n’existe pas encore. Petit, on joue à la maman, à l’infirmière, à l’astronaute ou au pilote de Formule 1, pour se projeter dans un avenir où on ne sera plus emballé dans des couches ou vissé sur une chaise devant un exercice de maths. Jouer, c’est aussi vivre une vie qui n’existe plus.
Alors, jouez avec moi ! Maintenant.
On va jouer au bistrot. Six mois sans bistrot, c’est risquer d’oublier. Nous risquons d’oublier ces tablées de potes ou d’anonymes où on avalait jus de houblon, de treille ou d’anis, et où on crachait son fiel sur l’incapacité des politiques, la nullité des joueurs de flûte et la malhonnêteté des banquiers, pour le salut de son moral et pour le maintien des gamma-GT.
On risque d’oublier ce coin de bar où on racontait son chagrin d’amour tout en croquant des cacahuètes au rythme du Gondolier de Dalida devant un verre de blanc gommé quand Wirts-Suzanne (la patronne) devenait, pour les mélancoliques du zinc, ce que le Dr Kroger était pour Monk.
Antoine, Lucien et moi, on joue au bistrot. Lucien a fait un faux comptoir comme au théâtre, et dans un cadre de bouteilles remplies d’eau colorée mais avec de vrais seidel à la pression, nous refaisons cette ambiance, figée par la pandémie comme Pompéi a été figée par l’éruption du Vésuve. Les conversations sont invariables « Diss isch der e Welt » (Dans quel monde vivons-nous !) et là, nous chantons en chœur la litanie mortuaire pour les cerisiers gelés, pour les oiseaux mazoutés, les villages engloutis. Suit le rosaire solidaire pour le deuil d’Elizabeth, les échecs du Racing et la morbidité des gros. Le tout ponctué par « Bring mer noch e seidel » (Encore un demi, stp.) ou « Hesch e bretschdel ? » (As-tu un bretzel ?)
Faire semblant pour ne pas sombrer
Avec Irène et Astrid, je joue à Schuhlaade (magasin de chaussures). Emmaüs a rendu possible l’acquisition de miroirs obliques à poser sur le sol, d’affiches, et le show peut commencer : « Elles sont belles, ces chaussures ! Vous les auriez aussi en bleu ? Bleu pas trop clair, pas trop foncé, pas trop fluo ! Des chaussures bleues, vous voyez ». Comme dans la vraie vie, on fait ch… celle qui joue la vendeuse, pendant deux heures, comme pour de vrai. Cette dernière, à son tour, nous assène des « Un mit dem, (Et avec ça), je vous mets des lacets ? » - « Un mit dem, je vous mets du cirage ? » Ces jeux de rôle sont une thérapie contre le désespoir. Faire semblant pour ne pas sombrer. Comme Josée qui achète toujours un beefsteak pour son mari disparu, « Er isst diss gern » (Il aime bien ça), et qui suspend encore et encore de nouvelles chemises d’homme dans l’armoire de leur chambre.
Venez jouer avec moi ! On peut aussi jouer à « voyager dans un avion ». Y jouer, c’est croire qu’on le vivra bientôt pour de vrai.
Il n’y a donc qu’une chose à laquelle je ne jouerai jamais : c’est au docteur.
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